26/09/2020

Vos droits : Ma préférence à moi

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Contrairement à une idée tenace, une entreprise n’a pas le droit d’imposer jupes, talons hauts ou toute autre tenue plus ou moins sexy à ses employées. Le licenciement d’employé·e·s refusant de conformer leur apparence à un genre a même été jugé illégal.
Photos Fondation des femmes (9)
Pauline Plancke, avocate au barreau de Paris, membre de la Force juridique de la Fondation des Femmes. DR

C’est un domaine du droit où des magistrat·e·s plus ou moins chenu·e·s se sont retrouvé·e·s à s’intéresser aux tendances de la mode et à juger des limites – relatives – du bon goût en matière de look. Dans quelques affaires, assez rares mais édifiantes, elles et ils ont en effet dû trancher cette épineuse question : comment définir cette tenue “correcte et soignée”, qu’une entreprise peut exiger de son personnel ? Car si le choix de son apparence (vêtements, coiffure, bijoux, piercings, tatouages…) relève de la liberté individuelle de chaque salarié·e, comme l’affirme le code du travail, cette liberté n’est cependant pas “fondamentale”, a précisé la Cour de Cassation en 2003 : une entreprise a donc le droit d’imposer des contraintes vestimentaires à ses employé·e·s dès lors qu’elles sont “justifiées” par la nature des tâches à accomplir et “proportionnées au but recherché”. Il faut ainsi qu’elle démontre concrètement en quoi un vêtement, une coiffure ou un bijou empêcherait tel·le ou tel·le salarié·e de faire correctement son travail ou nuirait à l’image de l’entreprise. La prescription de tenues particulières pour des raisons d’hygiène (charlotte, gants) et de sécurité (casque, chaussures renforcées) prête assez peu à débat, ainsi que le port d’un uniforme ou d’un badge qui permette d’identifier le personnel d’une entreprise. Par contre, la marge d’interprétation est nettement plus large lorsqu’il s’agit de juger ce qui est “convenable” ou non en matière d’apparence, en particulier quand l’employé·e est au contact du public. Même dans ce cas, la règle reste la liberté et ses limites, des exceptions. Par exemple, en 2008, la cour d’appel de Paris a estimé injustifié le licenciement d’une ingénieure d’études à qui il avait été reproché de s’être présentée chez un client en jeans et bottes : “Une telle tenue n’est de nos jours et dans un tel contexte, ni incongrue ni déplacée, mais demeure au contraire parfaitement correcte.

Les femmes particulièrement visées

Au-delà des goûts et des considérations de mode, les restrictions à la liberté de choisir son apparence peuvent également relever de discriminations pures et simples, donc illégales. “Il ressort de diverses études et sondages que l’apparence physique est devenue l’un des critères les plus fréquents de discrimination depuis ces deux décennies”, déplore le Défenseur des droits, régulièrement saisi de ces questions, dans sa décision-cadre d’octobre 2019. Et sur ce terrain, les travailleuses sont particulièrement concernées. “De manière générale, les codes et normes esthétiques ont un impact plus important sur les femmes que sur les hommes”, avec des “attentes sociales plus fortes à l’égard des femmes sur leur apparence.”
Des études ont en effet montré que des femmes minces bénéficient de davantage de promotions professionnelles mais que des employées “trop attrayantes” voient parfois leurs qualités professionnelles déconsidérées… “Les femmes peuvent ainsi subir une double discrimination”, résume Pauline Plancke, avocate au barreau de Paris, membre de la Force juridique de la Fondation des Femmes.

Surtout dans les métiers de service

Le monde du travail véhicule et perpétue volontiers les stéréotypes. Le phénomène est exacerbé dans les métiers de service en relation avec une clientèle plutôt masculine, auprès de qui les entreprises n’hésitent pas à exploiter ce que les sociologues nomment le “capital érotique” des salariées. Assorti si besoin d’une forme de chantage. D’où les demandes de port de jupes courtes, talons hauts et décolletés, pour obtenir ou conserver un emploi de serveuse, d’agente d’accueil, de réceptionniste, etc. Non seulement ces exigences sont discriminatoires, mais imposer à des employées une apparence “sexy” ou provocante peut être contraire à l’obligation de sécurité des entreprises en matière de harcèlement moral ou sexuel, observe le Défenseur des droits. D’ailleurs, dans l’une des rares décisions en la matière, qui remonte à 1990, la cour d’appel de Paris a estimé que les caissières de supermarchés ne pouvaient pas se voir proscrire le port d’un pantalon pour des considérations esthétiques. Pauline Plancke remarque une récente “prise de conscience dans le monde du travail sur ce qui n’est pas tolérable, comme les commentaires sur l’apparence physique des femmes”. En tout état de cause, estime-t-elle, “une entreprise ne peut pas imposer à ses salariées une apparence sexualisée en guise d’uniforme ou de tenue ‘correcte et soignée’”.

“Déguisement” et boucles d’oreilles “intolérables”

Dans le monde professionnel, le vêtement fait encore (trop) souvent la femme ou l’homme, regrette le Défenseur des droits : “Malgré l’interdiction des distinctions prévue par la loi entre les métiers dits de femmes et d’hommes et les avancées de la mixité professionnelle, l’habit de travail continue d’être régi par des logiques de genre. Dès lors, celles et ceux qui se départissent des assignations liées au sexe sont susceptibles d’être victimes de discrimination”. C’est dans ce sens que la justice a en effet tranché sur deux affaires distinctes : la cour d’appel de Grenoble en 2011, concernant le licenciement d’une agente de sécurité transgenre, en cours de transition, qui venait travailler habillée en femme (ce que son entreprise qualifiait de « déguisement curieux ») et la Cour de cassation, l’année suivante, sur le renvoi d’un serveur qui refusait d’enlever ses boucles d’oreilles (le restaurant estimant “intolérables” ces bijoux “sur l’homme qu’il était”). Dans les deux cas, les magistrat·e·s ont estimé qu’elle et il avaient subi une discrimination fondée sur le sexe. Et le Défenseur des droits de conclure : “Les prescriptions spécifiques en matière d’apparence physique qui sont liées à l’appartenance à un sexe donné devraient ainsi être supprimées.”
Article par Sandrine Boucher
Paru dans Femmes ici et ailleurs #39, septembre-octobre 2020
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Femmes ici et ailleurs